D’après Karl Popper – la super star de l’épistémologie (l’étude critique des sciences) – la science ne prouve jamais que des théories sont vraies. Au lieu de ça, la science construit des théories dites vérifiables. Une théorie vérifiable peut-être confirmée ou infirmée par un autre chercheur. Ça ne veut pas dire qu’elle est vraie. Un exemple très connu : je peux émettre la théorie que tous les corbeaux sont noirs. Quand d’autres chercheurs trouvent des corbeaux noirs, ils vérifient la théorie. Mais, si par malheur, un chercheur découvre un corbeau blanc, alors la théorie selon laquelle tous les corbeaux sont noirs est fausse (plus de détails dans cet article de Pierre Thierry).
L’empirisme, kesako ?
Les scientifiques n’ont normalement pas la prétention de définir des théories immuables gravées dans la roche, mais sont au contraire prêts à remettre leur savoir en question à tout moment (normalement). Cette façon de penser, c’est ce que j’appelle l’empirisme.
Penser empiriquement, pour moi, consiste à construire sa vision du monde sur des faits vérifiables. La corrolaire, c’est que je dois aussi être conscient des théories en lesquelles je crois, malgré l’absence de preuve, et rester très ouvert à leur sujet.
Par exemple, j’ai l’intime conviction qu’une politique économique (beaucoup) plus à gauche permettrait de mieux lutter contre les inégalités et contre la crise écologique. Par contre, j’ai peu de données empiriques qui me permettrent de confirmer ça. J’ai des indices, mais je sais qu’il faut les prendre entre pincettes.
Prenons une autre théorie – au hasard : flexibiliser le marché du travail créé de l’emploi. Ce n’est pas une théorie construite empiriquent. On peut espérer, magiquement, que ça va marcher. Mais, objectivement, c’est difficile de trouver des preuves empiriques de ce phénomène. Le meilleur moyen de le confirmer empiriquement serait de mettre en place un protocole scientifique. Par exemple, on aurait des entreprises dans lesquelles on simplifierait le licenciement et des entreprises témoin où on garderait la législation actuelles de licenciement. Si les entreprises avec moins de législation créént plus d’emploi, alors je serai prêt à croire cette théorie (c’est difficile à mettre en place, mais c’est pour moi le seul moyen de confirmer la théorie empiriquement).
En bon bayésien, j’essaie d’ajuster la crédence en mes théories sur le monde (crédence=confiance en mes théories) en fonction des données empiriques que j’apprends.
A mes yeux, l’empirisime est la meilleure façon de se construire une vision juste du monde : un monde où l’on a conscience de ce qu’on ne sait pas, et un monde où – à force d’accumuler des preuves diversifiées – on sait évaluer la certitude avec laquelle on croit en une théorie.
Et en pratique?
Les politiciens condescendants aiment bien parler du manque d’esprit critique de leur très (peu) chers concitoyens en parlant de ce fameux fléau des fake news (les infox instillées par les russes, par exemple) comme si c’était ça la plus grosse barrière à une démocratie éclairée. C’est facile de taper sur les méchants russes. Rocky le faisait déjà en 85.
En réalité le manque d’empirisme est une pandémie qui touche aveuglément toutes les couches de la société. Parce que l’empirisme c’est long, ennuyeux, et ça peut même nous donner tort (si même les chercheurs ont du mal à accepter que leurs théories soient mises à mal par les faits, alors il est compréhensible que les humains normaux soient peu sensibles à cette cause).
Quand je veux affiner ma croyance en une théorie, je peux me baser sur plusieurs catégories d’indices (du plus convaincant au moins convaincant):
– les grosses études scientifiques
– l’avis d’experts en qui j’ai confiance
– les études scientifiques isolées
– les anecdotes, histoires et autres faits divers…
Généralement les études scientifiques de grande ampleur (méta-analyses, double-aveugle, plusieurs milliers d’échantillons…) sont rares, mais quand il y en a une, on peut s’y fier (d’ailleurs, on attend toujours la méta-étude montrant que l’homéopathie soigne mieux que la placebo).
Les experts en qui j’ai absolument confiance sont assez peu nombreux (quelques dizaines tout au plus). Ils ont écrit des livres que j’ai lus, ou ils ont derrière eux des faits d’arme dans leur domaine. Je prends leur opinion en compte quand ils s’agit de questions proches de leur domaine. Par exemple, Nassim Nicholas Taleb a dit que le monde est sur le point de vivre une crise économique pire qu’en 2007. Or, il s’agit là d’un ex-trader à succès, aujourd’hui professeur des université qui a écrit plusieurs livres fondamentaux en économie,qui est proche de nombreux intellectuels (dont par exemple Mandelbrot), qui parle de très nombreuses langues, et qui passe le plus clair de son temps à lire des centaines ouvrages d’auteurs qu’il juge plus sages que lui. Il est très très critique par rapport au monde de la finance, alors qu’il était un insider au début de sa vie. Sa prédiction d’une nouvelle crise iminent augment ma crédence en cette théorie. Je ne suis pas sûr qu’il y aura une crise, mais c’est possible. J’estime donc qu’il y a 2 chances contre 1 qu’on ait une crise économique majeure dans les 3 prochaines années (notons que 2:1, 67%, ce n’est pas non plus une certitude immense). D’ailleurs, j’ajusterai ma confiance en Taleb si la crise ne se produit pas.
On remarque que je fais plus confiance en ces experts qu’en des études isolées. J’ai appris à me méfier des études isolées pour plusieurs raisons :
– elles peuvent avoir été mal interprétées
– de nombreuses études sont fausses (peut-être même la majorité!)
– les biais de publication fait que les études ‘surprenantes’ sont plus
médiatisées, hors ces études ont plus de chances d’être fausses.
L’anecdote : le cancer de la société
Le fait divers ou personnel (le F.D.P) est le pire des arguments qui puisse sortir de la bouche d’un être humain. Et pourtant, il est utilisé sous toutes ses formes quotidiennement dans toutes les couches sociales…
Dans mon prochain article, je reviendrai précisément sur le FDP : les symptomes et les traitements à appliquer en sa présence.
(à suivre)
Edit : merci à Pierre Lavie pour la chasse aux coquilles 🙂