La beauté d’une rencontre
Un matin humide, vers 8h, quelque part dans une clairière au nord de la Pologne.
Nous sommes trois scouts français et un scout polonais – Wojtek – assis autour d’une petite table en plastique branlante sous la bâche qui protège la “terrasse” d’un camping-car modeste.
Wojtek ne parle pas un mot d’anglais ni de français, ni de rien d’ailleurs à part du polonais. Il a la peau tannée, quelques rides et des lèvres en mauvais état. Il pourrait avoir un physique intimidant, mais son visage est si radieux, que sa simple présence nous rend heureux. Même si je ne comprend rien à ce qu’il dit.
Évidemment comme on ne peut pas communiquer, il nous est impossible de refuser quoi que ce soit. Le café chaud, les cadeaux… Il nous fourre tout dans les mains sans qu’on ait notre mot à dire. On à qu’à le remercier en essayant de lui rendre son sourire chaleureux.
Wojtek crée une atmosphère apaisante par sa simple présence, et on a envie de passer toute notre vie dans son camping-car, à écouter le prénom de ses petits enfants. Sans le connaître on l’aime, et on a l’impression de passer le moment le plus important de notre vie, parce qu’on échange de l’amour pur.
Un quotidien grisant
Des moments comme ça, on en vit quotidiennement en camp scout. On est hors du temps, parce qu’on ne se soucie que de menus détails : quel sera le planning de la journée, si il pleuvra le surlendemain… Mais le reste du temps n’existe pas : on n’a pas la notion de mois, d’année, de date limite, de retard, d’impayé, d’obligation, de rappel, de rendez-vous…
On passe ses journées avec ses camarades scouts. Et même si on ne se connaît que depuis peu, après quelques jours à vivre ensemble dans la boue, les rires et les galères… on se connaît bien mieux et on se fait bien plus confiance qu’à des amis de longue date avec qui on boit un verre toutes les semaines.
Quand on s’ennuie, on cherche ses amis, et on fait un jeu. Lancer des pommes de pins sur un arbre peut être une activité captivante et on y joue des heures, parce qu’on rit beaucoup et qu’on s’aime.
Le choc
“Le désir de confort assassine l’âme passionnée avant de l’escorter, tout sourire, à son enterrement” a dit Khalil Girard.
J’ai toujours peur de passer pour un hippie en parlant de mes camps scouts, mais c’est tellement important que je me dois de m’en foutre.
A l’heure où j’écris cet article, je vais rentrer en ville dans quelques heures, et je vais revoir des dizaines et des dizaines d’âmes assassinées, terrées dans leur cage. Et ça me donne envie de poser la question à 100 000 dollars :
Et si les hommes des cavernes étaient plus heureux que nous?
Derrière cette phrase provocatrice se cache une thèse de l’auteur Sébastien Junger (cf son livre). Oui : vivre à l’époque des hommes des cavernes ne devait pas être facile, parce qu’on n’avait pas les technologies et le savoir qu’on a aujourd’hui. Il n’étaient sûrement pas plus heureux. Mais, de nos jours, vivre au sein d’une petite communauté soudée et isolée est une bénédiction. C’est ce que Junger appelle la vie en tribu, et c’est ce que je vis chaque été en camp scout (on peut le vivre ailleurs bien entendu).
La vie en tribu isolée présente de nombreux avantages par rapport à la moderne.
Moins de monde = plus de confiance
Dans une petite tribu, les actes malveillants sont moins fréquents. Il est beaucoup plus difficile de voler un objet, détourner des fonds, commettre un adultère… Et ce pour des raisons logistiques : isolé en petit groupe, le responsable est beaucoup plus simple à identifier.
De plus, la réputation joue un rôle immense dans les petites tribus. Comme l’anonymat n’existe pas, on est toujours responsable de ses actes. Par conséquent, les gestes bienveillants sont plus rentables.
Pas de propriété privée
Dans les petites tribus nomades, on ne possède que ce que l’on peut porter sur son dos. Certes, un guerrier ou un chasseur peut avoir une tente plus grande, mais il ne possédera jamais la moitié des richesses de la tribu.
Par défaut, on sort donc du matérialisme, qui est une immense source de dépression et d’anxiété dans notre société.
L’instant présent
Comme je l’ai expliqué plus tôt, le temps n’existe pas. On est dans l’instant présent, et la pression quotidienne est très faible.
Certes il faut s’inquiéter des petits problèmes logistiques comme la nourriture, le feu, l’hébergement… Mais cela ne présente qu’une faible charge de travail. Les !Kung par exemple – une tribu qui vit dans un des déserts les plus hostiles du monde (le Kalahari) – ne travaillent en moyenne que 12 heures par semaine pour survivre!
Le reste du temps, on le passe à jouer et à rire avec sa tribu. Il n’y a pas de divertissement néfaste ou très peu (alcool, réseaux sociaux, drogues…), alors le divertissement se fait dans la sobriété. Comme des scouts qui passent 1 heure à lancer des pommes de pin sur un arbre.
Moins d’autoritarisme
En fait ce que je décris ressemble à une utopie anarchiste, comme celles décrites dans le livre “Les Dépossédés” d’Ursula Le Guin. Ce livre décrit une société qui s’est installée sur la lune et qui vit anarchiquement. J’invite toute personne qui ne sait rien sur l’anarchisme à lire cet ouvrage.
Dans une tribu, il n’y a pas d’institution qui possède le monopole de la violence, comme dans un état ou bien dans une entreprise.
Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de patron qui pousse ses employés aux burn-out comme on peut avoir dans une médiocratie.
Ces communautés doivent être fondées avec comme principe premier la non-violence. C’est possible, et cela limite les risques. D’après l’ouvrage de Le Guin, si on éduque dès le plus jeune âge une personne à l’interdit absolu de la violence, alors on peut la faire presque entièrement disparaître.
Naturellement des crimes se produisent quand même. Mais si on trouve le coupable, ce qui est beaucoup plus simple à petite échelle, on peut sur un vote démocratique le bannir temporairement ou définitivement.
Conclusion
Je pense que quelqu’un qui n’a pas connu le bonheur de la vie en petite tribu isolée n’a pas vu à quel point on peut être heureux sans rien. Et une fois qu’on a vu qu’il est possible d’être heureux sans rien, on se rend bien vite compte à quel point le capitalisme, on s’en fout.