Pourquoi tant de bullshit ?
Pensez-vous que votre travail apporte une contribution significative à la société ?
David Graeber a étudié en profondeur la question du sens du travail. Il avait à la base publié ses intuitions dans un article de blog. Cet article a connu un succès phénoménal à travers le monde, ce qui lui a permis de collecter des données pour rédiger un superbe ouvrage sur la question.
Un phénomène de grande ampleur
37% de la population britannique et 40% de la population hollandaise estime que leur travail n’apporte aucune contribution à la société. J’ai personnellement occupé plusieurs bullshit jobs – emplois qui n’ont aucun sens – et de nombreuses personnes autour de moi ont vécu ou bien vivent la même situation. Graeber a répertorié et catégorisé tous les types de bullshit jobs. Voici sa liste :
- les laquais, dont le seul but est de faire acte de présence (réceptionniste, militaire, courtisan…) ;
- les nuisibles, qui doivent déformer la vérité, manipuler des individus, extorquer (marketing, administration fiscale, conseil…) ;
- les plâtriers, qui sont payés pour rattraper les erreurs d’autres individus qui ne veulent pas s’en occuper eux-mêmes (développeurs, avocats, assistants…)
- les cocheurs de case, dont le seul but est d’attester qu’un travail est fait, même s’il n’est pas fait (audit, consulting, ) ; et
- les planificateurs de tâche, qui assignent des tâches à leurs équipes mais savent dans le fond qu’en leur absence les équipes s’en sortiraient parfaitement (manager, chef de projet, planificateurs…)
Ce qu’il faut bien comprendre ici, c’est que ce n’est pas le métier en soi qui est un métier à la con, ce sont des postes en particulier. Certain·e·s réceptionnistes sont extrêmement utiles à leur entreprise, par exemple. D’autres n’ont en réalité que très peu de choses à faire, et ils ne trouvent aucun sens à leur emploi. L’obs a réalisé une très belles série de portraits de jobs à la con.
Paradoxalement, les métiers les plus utiles (enseignant·e·s, éboueur·e·s, routier·ère·s…) sont moins bien considérés socialement, à part dans le secteur médical.
Le Grand Tabou
Ces jobs à la con n’existaient pas, ou très peu, avant notre ère libérale. Graeber estime qu’ils apparaissent à partir des années 70. Il seraient dû à la conjonction du Grand Tabou et de la hausse de la productivité.
Le Grand Tabou, on le connaît tous : comme nous nous identifions globalement à notre travail, et comme notre patron attend de nous que nous soyons productifs au travail, il est extrêmement difficile de dire autour de soi ou à son patron que l’on a l’impression que notre travail ne sert à rien. J’ai vécu personnellement cette frustration. Quand je disais autour de moi que je faisais une thèse en informatique, je pouvais lire de l’approbation sur le visage des gens. Et c’était très frustrant pour moi, car en réalité mon travail me rendait malheureux. Si je n’allais pas au bureau, personne ne s’en rendait compte car j’étais seul. Je programmais un ordinateur qui regardait YouTube et je devais en faire des articles qui seraient lus par 3 personnes sur Terre et que personne ne pourrait décemment considérer comme une contribution utile à la société.
Mais il était extrêmement difficile de reconnaître vraiment que mon emploi ne servait à rien. De mon côté, j’étais très libre (pas d’enfant, crédit…) et donc quand j’ai compris la chose j’ai démissionné. Mais peu d’employés peuvent dire à leur patron “je ne fais rien au travail” sans craindre de recevoir des tâches superflues ou bien une engueulade, voire un licenciement… Et pourtant, l’inutilité d’un poste est parfois alarmante :
Graeber relate qu’un manager a demandé à son hôtesse d’accueil de trier des trombones par couleur car il était irrité à l’idée qu’elle ne fasse rien.
Merci Patron !
Occuper un emploi qui n’a aucun sens ou même qui fait du mal à plein temps peut être insupportable. Et tout le monde n’a pas la chance de pouvoir quitter son emploi. Ce phénomène est aussi bien présent dans le public que dans le privé. L’augmentation globale de la productivité provoque la disparition globale du travail sur Terre.
En 1930, John Maynard Keynes prédisait que le progrès global aboutirait à la semaine de 15h. Pourquoi n’est-ce pas le cas ? Peut-être entre autres parce que nous passons les 20 autres à répondre à des mails, participer à des réunions, des séminaires… Un sondage a ainsi montré que les britanniques estiment être réellement productifs au travail environ trois heures par jour.
Une vraie tragédie
Personne sur son lit de mort ne regrette d’avoir passé trop de temps en famille, d’avoir fait le tour du monde, d’avoir écrit un livre… En revanche, un des regrets les plus courants chez les mourants est d’avoir trop travaillé.
Le travail en entreprise est en train de devenir un univers kafkaïen dans lequel des individus rédigent des rapports qui sont directement jetés à la poubelle mais ne peuvent pas s’en plaindre sous peine de perdre leur emploi, dans lequel on demande à des individus d’atteindre des métriques vaines, dans lequel on demande aux employés de suivre des procédures inutiles…
Le problème, c’est que la situation va probablement empirer avec le temps.
D’un côté, nos emplois sont en train de disparaître* grâce à l’automatisation, et heureusement. De l’autre on crie à la panique quand le chômage monte. Il y a évidemment encore beaucoup de travail épanouissant, mais probablement pas assez pour tout le monde, surtout si on ne baisse pas la charge de travail hebdomadaire globale.
Alors la prochaine fois qu’on vous explique qu’il faut apprécier le travail parce que tout travail est utile, une seule chose à répondre : ok, boomer.
*Là-dessus l’excellente vidéo de CGP Grey : https://www.youtube.com/watch?v=7Pq-S557XQU
5 commentaires
Il est triste que tu estimes que ton travail de recherche était inutile. Cela me semble être une incompréhension du fonctionnement de la recherche.
A lire égalemment : Eloge de l’oisiveté de Bertrand Russel ( que je n’ai pas encore lu car trop oisif)
” Si je n’allais pas au bureau, personne ne s’en rendait compte “. Je suis personne 😉
Bonjour,
Arrivée ici, car je viens de penser et taper “pourquoi tant de bullshit” suite à une overdose de théories-conneries diverses et variées (trop de blabla sur le net). On nage dans le mensonge et l’inutile.
J’arrive ici, je lis.
Ho oui! Démissionner pour protéger son âme, sérieusement, on a tellement mieux à faire!
Ha?! “En revanche, un des regrets les plus courants chez les mourants est d’avoir trop travaillé.” Sans blague? Ouf, j’aurai pas ce regret 😉
En ce moment, je prends le soleil. Et bien oui, quand on a refusé le métro-boulot-dodo, on est déjà posé à la montagne quand arrive le corona. Et on ne s’en plaint pas! On se dit même, que la Foi sauve. Qu’avoir eu l’intuition et le courage de participer a minima à ce marasme global, était, franchement, une bien belle idée.
Vivez bien , vivez heureux.
Delph
Le mensonge et l’inutile sont fatigants, tant mieux si certain·es peuvent profiter du tumulte récent pour se recentrer 😉