D’expérience, on mentionne majoritairement l’esprit critique dans deux cas de figure. Soit on parle d’esprit critique pour expliquer pourquoi les homéopathes, les médiums et autres charlatans ont tort (c’est l’art de la zététique). Soit on parle d’esprit critique dans le cadre de la recherche scientifique. En effet les chercheurs doivent faire preuve de rationalisme explicitement dans leurs travaux.
Mais en réalité, l’esprit critique est une compétence indispensable à la majorité des professions. Que l’on soit manager ou ingénieur, savoir lutter contre les biais cognitifs est un atout déterminant qui permet d’améliorer grandement sa prise de décision.
La seule chose mieux qu’un bon exemple pour illustrer mes propos, c’est deux bons exemples. Et c’est pourquoi je vais présenter deux professions où l’esprit critique est salvateur : les médecins et les traders.
Les étudiants en médecine : des machines de prise de décision mal préparées
Jérôme Groopman a compilé la recherche sur la prise de décision en médecine dans son merveilleux ouvrages “How doctors think“. Il y présente des dizaines de cas de patients mal diagnostiqués qui ont beaucoup souffert. Les erreurs de diagnostique seraient à l’origine de 80% des erreurs médicales, et 15% des traitements médicaux sont erronés. Hors bien souvent, les erreurs de diagnostique sont dues à un manque d’esprit critique.
Prenons l’histoire vraie de la patiente nommée Anne Dodge, par exemple. Elle a souffert pendant quinze ans de diarrhées et vomissements. Ces quinze années furent un martyr pour elle, et plusieurs dizaines de médecins en étaient arrivé au même diagnostique à son sujet : Anne Dodge souffrait de boulimie. Mais a vie a changé le jour où un docteur extraordinaire – Dr. Myron Falchuk – lui a diagnostiqué une allergie au gluten. Anne Dodge mangeait en effet 3000Kcal par jour, principalement des pâtes, pour lutter contre sa malnutrition. Quelques mois après son (bon) diagnostique, elle avait regagné 15Kg, simplement en ne mangeant plus de gluten.
Dr. Myron Falchuk est un très bon médecin, et c’est cette personne qui a donné à Groopman l’envie d’écrire son livre.
Le manque d’esprit critique chez les médecins
Les médecins sont des héros qui doivent braver quotidiennement tous les biais critiques pour soigner leurs patients. Malheureusement ils sont handicapés dans leur lutte :
- ils ne sont jamais explicitement formés à l’esprit critique au cours de leurs études ;
- ils sont très fortement influencés par leurs préjugés au moment de rencontrer un patient pour effectuer leur diagnostique (un patient obèse ou alcoolique n’est pas écouté de la même manière qu’un athlète) ;
- la grande majorité des patients (chez les généralistes et les urgentistes) n’ont rien de grave, ce qui biaise leurs choix ultérieurs ;
- le volume astronomique de patients qu’ils traitent peut au fil du temps atténuer leur vigilance à cause de la répétition.
Il existe une multitude de stratégies que les bons médecins appliquent tous. Avant de rencontrer un patient, un médecin peut faire une petite préparation mentale afin de se rappeler plusieurs principes clés dans son diagnostique.
- se rappeler que chaque patient est unique. Essayer de faire abstraction des 400 000 patients précédents qu’il a vus dans sa vie et dévouer toute son attention à la nouvelle personne.
- se préparer au pire. Même si tels symptômes correspondent le plus probablement à telle maladie, il est indispensable de prendre aussi en compte les cas peu probables qui peuvent être bien pires. De bons médecins expliquent ainsi qu’avant de poser leur diagnostique définitif, ils se demandent “quelle est la pire des maladies qui pourrait correspondre à ces symptômes ? ” Puis ils réévaluent cette possibilité avant de se décider.
- prendre les décisions à froid, quand c’est possible. Daniel Kahneman l’a montré : une décision prise posément est souvent plus juste qu’une décision prise à chaud.
La lucidité : indispensable aux médecins comme aux informaticiens
Mais surtout, les bons médecins ont un profil qui est le même profil qu’un bon informaticien. Ils ne lâchent pas le morceau. J’ai deux trois amis que je considère comme d’excellents codeurs. Ce qui me fascine le plus chez eux, c’est leur acharnement. Un codeur lambda (comme moi), essaie de comprendre un bug seulement pendant un certain temps. Puis, s’il ne sait pas d’où le bug provient, il contourne le bug (avec la certitude que ça resurgira plus tard, plus fort). Chez un médecin c’est exactement pareil. Le docteur Alter, par exemple, avait mené plusieurs examens poussés suite à une fracture inexplicable d’une vertèbre chez un enfant. Après plusieurs analyses infructueuses, ces collègues tentèrent de le raisonner en prononçant la phrase qui caractérise les médecins (ou informaticiens) moyens :
“parfois, des choses inexplicables se passent. C’est comme ça“. Cette phrase témoigne d’un manque de lucidité. Dans ce cas, Dr. Alter avait eu raison de s’acharner : l’enfant avait en fait une leucémie, et il a pu être soigné.
Les traders sont des pompiers comme les autres
Les traders pratiquent aussi un métier où l’esprit critique est indispensable.
Un des principes de l’esprit critique que j’affectionne particulièrement est l’effet “caserne de pompiers”. Dans une caserne, les pompiers passent beaucoup de temps entre eux, retranchés du monde. Si bien qu’à force de ne communiquer qu’entre eux, ils peuvent finir par partager les mêmes idées, mêmes si celles si sont étranges et n’importe quel quidam qui n’appartient pas à la caserne s’en rendrait compte tout de suite. Nassim Nicholas Taleb, un intellectuel très influent en économie, explique que les traders sont victimes de ce biais, qui témoigne d’un manque d’esprit critique.
En effet, les traders exercent dans un domaine très spécifique, et l’esprit critique manque cruellement à la profession. C’est ainsi que le “Long-Term Capital Management”, un fond d’investissement composé de super stars du domaine (dont deux “prix nobels” de l’économie) a perdu 1.8 milliards de dollars suite à des décisions catastrophiques.
L’analyse de Taleb
Taleb est un sceptique et un rationaliste véhément.
D’après lui, la bourse fonctionne de manière assez similaire depuis le début du 20e siècle : une croissance relativement stable, mais, environ tous les 10 ans, une crise majeure survient. Ce qu’il a fréquemment constaté dans le monde de la finance, c’est que les traders vont présenter les choses de la manière la moins critique possible. “Certaines crises ne sont pas prévisibles, c’est la vie. J’ai fait du bon travail la plupart du temps, mais on ne peut pas tout voir venir”. Hors, penser comme ça est une erreur. Si un trader, au final, a fait perdre plus que ce qu’il n’a gagné au cours de sa carrière alors il a fait du mauvais travail.
D’après Taleb, cela résulte d’une multitude d’erreurs de raisonnement :
- l’effet de gel : quand on a fait un investissement, et qu’on commence à perdre de l’argent, on préfère s’embourber en espérant que ça ira mieux plutôt que de reconnaître son erreur ;
- l’effet caserne de pompiers : une profession est la victime de sa propre culture ;
- un manque de lucidité : si quelque chose est trop beau pour être vrai, alors ce n’est pas vrai ;
- une foncière incompréhension des statistiques et des probabilités (l’erreur la plus pardonnable en un sens, mais qui n’en reste pas moins dramatique).
Les traders jouent-ils aux fléchettes?
Daniel Kahneman a un jour réalisé une étude chez un cabinet de traders qui l’avait embauché pour répondre à une question : comment déterminer les bons traders?
Il a étudié les classement des traders (par gain) dans la boîte chaque année, et a constaté que ces classements étaient complètement décorrélés les uns des autres. En d’autres mots, un mauvais trader à l’année n pouvait devenir un excellent trader à l’année n+1.
Sa conclusion était sans appel : les résultats de ces traders était purement de la chance. Il n’y avait aucun talent chez les traders de ce cabinet.
Comment l’esprit critique nous aide à progresser professionnellement
Pour être bon dans une profession, la formation initiale ne suffit pas.
Et je pense que l’esprit critique permet de fournir le recul nécessaire sur sa profession : qui est bon dans mon domaine ? Quelles compétences a-t-il que je dois absolument développer (comme la persévérance et la préparation mentale chez les médecins) ? Et surtout : quelles sont les erreurs dans mon domaine que la majorité des gens font (et donc que personne ne viendra me signaler puisque personne ne s’en rend compte) ?
Quelque soit le métier, en fait, je recommanderais à n’importe qui de passer beaucoup de temps à lire les livres fondamentaux sur ce métier, car c’est le meilleur moyen de comprendre le monde en profondeur (donc les médecins : lisez “How doctors think”, et les traders, lisez Nassim Nicholas Taleb 😉 ).