Deanne Kuhn, psychologue à Columbia, estime que le plus important dans notre façon de penser, ce n’est pas quelles croyances nous avons sur le monde. Ce qui compte vraiment, c’est de savoir pourquoi nous avons ces croyances (une croyance pouvant-être n’importe quelle théorie : être de gauche, penser qu’il va pleuvoir demain, croire en les extraterrestres…).
L’esprit critique c’est la faculté à :
- identifier et affiner ses croyances sur le monde.
- jauger notre confiance en ses croyances.
- mettre à jour ses croyances.
Les compétences qui mènent à un esprit critique
Le système éducatif ne permet pas aux jeunes de développer convenablement leur esprit critique, car il transmet majoritairement du savoir au lieu de transmettre les compétences du savoir.
Ce n’est pas la faute de l’éducation nationale. Leon Bostein rappelle assez bien cette ironie : les adultes veulent de meilleures écoles pour leurs enfants, alors qu’eux-même ne respectent généralement pas l’éducation et le savoir.
Pour Deanne Kuhn, il existe deux compétences du savoir : l’investigation (inquiry) et l’argumentation. Ce sont les deux piliers de l’esprit critique.
L’investigation épistémologique
Quand j’étais au lycée on m’a enseigné l’histoire de l’Homme en bio : les différentes espèces qui ont existé, leur propagation, les dates de leur existence… Si j’avais été plus compétent en investigation, j’aurais écouté le cours patiemment, puis j’aurai cherché les données pour confirmer ou infirmer ce que je venais d’entendre.
J’aurais ainsi appris que les chercheurs eux-même ont de nombreuses théories sur l’histoire de l’espèce humaine, avec beaucoup d’incertitude : comment l’homme est-il arrivé en Australie? Combien d’espèces y a-t-il eu?… Bill Bryson dans son super livre explique ainsi qu’il suffirait d’un pick-up pour contenir tous les ossements (non homo sapiens) découverts sur Terre. C’est très peu de preuves, et donc j’aurais pris ce que mon professeur m’avait dit entre des pincettes.
L’investigation épistémologique permet de se poser les bonnes questions pour affiner ses croyances sur le monde et de chercher les réponses à ces questions. Elle n’est pas assez formalisée et enseignée à l’école. Quand un enseignant transmet une connaissance, les étudiants doivent la gober et la restituer telle qu’elle, sans la remettre en question. Et ce bien souvent même après le bac!
Je suis fasciné par l’investigation épistémologique. Ma grande passion dans la vie, c’est de découvrir des nouveaux domaine. Cela se passe en plusieurs phases :
- D’abord je passe plusieurs semaines/mois à lire des textes introductifs au domaine (Wikipédia, tutos YouTube, livres légers…).
A ce moment là, j’ai un nuage d’informations et d’images colorées (mais peu structurées) sur le domaine dans mon esprit.
Il est important pour moi de m’amuser pendant cette phase. - Puis j’affine mes connaissances en découvrant les livres piliers et les génies du domaine. Ces génies/livres sont simples à trouver car ils sont généralement présents dans la plupart des top 10 sur Internet, les utilisateurs de forum/blog/reddit les mentionnent énormément, et avec admiration.
C’est là que je me force à structurer mon modèle du domaine. Je me dis : “si je faisais une présentation sur le sujet, quelle serait sa structure?”. L’information commence à ressembler à un réseau de points, qui regroupe les théories et les données du domaine.
A ce moment, je tolère un peu plus de m’ennuyer car c’est inévitable. - Enfin, je découvre quels sont les désaccords au sein du domaine. Ça permet d’être plus humble, car les débats mettent vraiment en évidence les faiblesses des théories que j’avais dans mon esprit, et je les prends avec un peu plus de recul.
Je pense que cette compétence aiderait énormément les individus dans leur vie. En effet, elle permet de trouver les réponses aux questions complexes que l’on se pose. Celles pour laquelle une recherche google ne suffit pas.
Comment être heureux? Quelle vie et quelle orientation choisir? Comment apprendre à jouer de la guitare efficacement?…
Bien souvent, plusieurs personnes ont déjà répondu scientifiquement à ces questions. Et il est bien plus rapide d’apprendre à trouver leurs réponses que de refaire des recherches scientifiques à ce sujet.
L’argumentation
Dans les années 90, Deanne Kuhn a mené plusieurs centaines d’entretiens avec des cobayes et leur a posé des questions du type : “quel est selon vous la raison principale du décrochage scolaire?”
À sa plus grande surprise, la plupart des participants donnaient des réponses fausses à cette question (“leurs parents ne sont pas assez autoritaire”, “les jeunes travaillent moins”…), avec une grande confiance, alors qu’ils n’avaient aucune donnée pour soutenir leur réponse.
Évidemment on ne peut pas tout savoir, mais il faut savoir ce que l’on ne sait pas. Les participants auraient du reconnaître leur ignorance et éventuellement émettre des hypothèses en disant qu’il ne sont pas sûrs du tout. Qu’ils pourraient vérifier leur hypothèse en cherchant telle donnée, etc…
L’argumentation est une compétence complexe. J’en ai déjà parlé avant, mais je suis toujours consterné quand on me dit qu’il y a trop de chômage parce que les chômeurs sont trop protégés, sans même connaître 3 ou 4 chiffres sur le chômage. Dans ce cas là on se doit d’être prudent.
Car connaître des données n’est que la première étape de l’argumentation. Il faut ensuite pouvoir évaluer une donnée et son impact sur une théorie, ce qui demande de faire des inférences, de ne pas tomber dans les différents biais cognitif, etc… L’argumentation inclut aussi la capacité à structurer et à restituer les théories que l’on a sur le monde, notre confiance en ces théories et les données qui leurs sont associées.
L’argumentation est cruciale, car elle nous permet d’avoir une vision juste du monde et de la transmettre. Cela nous aidecdans notre vie quotidienne, mais pas que. Une démocratie fonctionne mieux avec des citoyens dotés d’un esprit critique.
Développer ces compétences
À l’école
Le psychologue Andres Ericsson est l’expert mondial en développement de compétences. Il a conçu la “deliberate practice theory“.
D’après lui, pour développer une compétence il faut :
– Être pleinement concentré dessus pendant l’entraînement;
– Faire des exercices de plus en plus durs, et progresser en difficulté grâce à la répétition ;
– Travailler précisément certaines sous-compétences;
– Être coaché pour avoir un retour personnalisé.
Il est évident que développer ses compétences en argumentation et investigation de savoir selon les théories d’Ericsson demande des cours uniquement focalisés sur ces deux compétences. On ne peut pas développer son esprit critique comme un effet de bord d’un cours d’histoire au lycée.
Deanne Kuhn propose des cours dans lesquels les élèves se chargent eux-mêmes de chercher les données et les théories tout en étant encadré de près par leur enseignant. Je pense aussi que c’est le meilleur moyen pour que les élèves développent activement leur esprit critique. D’après-moi il faudrait que ces cours d’investigation/argumentation représentent la majorité des cours dans une semaine, au moins dès l’adolescence. Voire avant.
Et nous, les adultes?
Nous n’aurons jamais la chance d’aller au lycée et de suivre des cours d’esprit critique. D’après D. Kuhn, la relation entre un homme et ses croyances passe par quatre étapes au cours de son développement :
- La phase “réaliste” : avant ses quatre ans, l’enfant ne sait pas qu’il sait. Qu’il se construit des théories sur le monde et que plusieurs personnes peuvent avoir plusieurs théories.
- La phase “absolutiste” : tout différent entre deux personnes est le fruit d’un malentendu. L’un des deux a raison.
- La phase “multipliciste” : les différents sont des questions de point de vue, qui sont subjectifs. Tout le monde a raison (“les goûts les couleurs”).
- La phase “evaluative” : l’adulte comprend que les théories sont liées à des données, et que donc on peut les jauger. Certains points de vue sont strictement meilleurs que d’autres.
D’après Kuhn, tous les adultes n’atteignent pas la phase évaluative ou multipliciste. C’est à dire que de nombreux adultes pensent que tout désaccord est basé sur un malentendu ou que deux personnes en désaccord ont chacune raison à leur façon.
Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il s’agit d’une grande part des adultes. Je ne serais pas non plus surpris d’apprendre qu’il y a une corrélation entre le nombre d’adulte qui n’est pas évaluatiste et le nombre d’adulte qui reste victime de moralisme toute sa vie (selon Blanton).
Car dans les deux cas de figure, il s’agit de personnes qui ne se demandent jamais pourquoi elles pensent ce qu’elles pensent.
La première étape pour développer son esprit critique c’est de se questionner constamment. Quand vous avez des croyances sur le monde (orientation politique, philosophie de vie…) demandez-vous : pourquoi je pense cela? Bien souvent, on se rend compte que ces croyances nous ont en fait été transmises. D’ailleurs, le meilleur indicateur de l’opinion politique d’une personne est celle de ses parents (personnellement, j’étais pro-sarkoziste jusqu’en 2012 à cause de cela).
Ensuite, quand vous entendez des arguments, décortiquez-les à froid plus tard. Si quelqu’un vous a contredit et que vous n’aviez pas de réponse, c’est une bonne nouvelle : quelle information vous manquait-il? Comment la nouvelle donnée doit-elle être prise en compte dans votre réseau de croyances? Devez-vous changer d’avis?
Jérôme Grondeux estime que les trois valeurs nécessaires à l’esprit critique sont la curiosité, la lucidité et l’humilité. D’après Deanne Kuhn, un adolescent passe quatre fois plus de temps lors d’un débat à présenter ses arguments qu’à réagir aux arguments de son interlocuteur. Faire preuve d’esprit critique lors d’un débat commence par s’imprégner de ce que dit l’autre pour pouvoir vraiment le prendre en compte, sans jugement.
Ne cherchez pas à garder la face ou à changer de sujet (je vois ça tout le temps), car il faut être nez à nez avec les limites de son savoir pour pouvoir les repousser.