Dans mon article précédent j’expliquais comment le modèle de l’esprit humain selon Brad Blanton pouvait nous guider dans notre perception du monde. Dans cet article, je vais présenter le moralisme, qui découle d’une tendance générale à trop s’appuyer sur sa représentation du monde et pas assez sur son expérience directe du monde. Le moralisme est un mode de pensée néfaste.
Le moralisme, un vice encouragé par la société
Blanton dédie une bonne partie de son œuvre à incendier le moralisme. D’après lui, c’est le plus grand obstacle pour mener une vie sereine, et c’est une pensée extrêmement contagieuse.
Souffrir de moralisme, c’est respecter une règle ou un principe sans prendre en compte l’expérience qu’on a du monde.
Une bonne moitié de mes lecteurs (à la louche) n’est probablement pas d’accord avec ces propos. En effet, j’incite indirectement à ne pas respecter aveuglément une autorité, et le respect de l’autorité est une des valeurs pilier des conservateurs, d’après Jonathan Haidt.
Mais depuis que j’ai pris connaissance de cette maladie, je vois le moralisme partout. Il est encouragé et inculqué par la société.
Le problème, c’est que les personnes les plus atteintes de moralisme réussissent mieux. Alain Deneault appelle ça ‘la médiocratie’ : nous vivons dans une société où le succès est déterminé par notre aptitude à comprendre les règles du cercle où l’on veut réussir et à respecter ces règles. Par exemple, un politicien réussit non pas parce qu’il a mené des politiques efficaces (son travail n’est même pas évalué), mais parce qu’il comprend et respecte les règles de son parti (ne pas remettre ouvertement en cause le dirigeant, défendre le même programme, devenir influent…). Et ce principe est vrai dans toutes les structures sociales.
Dans notre société, remettre les règles en question est une stratégie perdante. Par exemple, le salarié lanceur d’alerte qui s’est filmé en train de déverser de l’acide usagé dans la nature n’aura pas une carrière brillante au sein d’Arcelor Mittal, il est même ruiné. Il a contribué au bien commun en dévoilant le méfait de l’entreprise qui l’employait, mais comme l’entreprise est une médiocratie, il a perdu son emploi. On ne compte plus les exemples comme cela, dans le monde corporatiste, scientifique, militaire, d’individus qui on été punis par le groupe après avoir fait une action qui contribuait au bien commun (journalistes, politiciens, lanceurs d’alertes, syndicats, chercheurs trop scrupuleux…) mais mettaient peut-être leur structure temporairement à mal.
D’ailleurs, notre système d’éducation (globalement le même qu’il y a un siècle) nous contamine dès le plus jeune âge. On apprend aux enfants à respecter les règles qui leur sont imposées sans les remettre en question.
Rester en contact avec son expérience du monde, d’après Blanton, c’est ré-évaluer constamment ses principes et ses décisions en fonction des nouvelles données qu’on acquiert. Une personne sensible à son expérience du monde est ouverte et se remet en question. C’est donc un premier pas vers une vie basée sur des théories empiriques du monde.
Êtes vous atteints de moralisme?
Probablement. Moi oui. Jonathan Haidt, dans son livre The Righteous Mind, présente en détail comment nos valeurs morales sont ancrées en nous et nous poussent dans nos décisions, sans même que nous nous en rendions compte. Prenez ces deux histoires :
- Un homme va au super marché et achète un poulet. Il rentre chez lui, a un rapport sexuel avec le poulet, puis le cuisine et le mange.
- Un frère et une sœur partent en vacances. Un soir, ils décident de coucher ensemble. Ils en ressentent l’envie, et pensent que l’expérience les rendra plus intimes. Naturellement, ils prennent toutes les précautions possible, et la sœur n’est pas tombée enceinte.
À la lecture de ces deux histoires, vous avez probablement ressenti un désaccord ou du dégoût. Il est plus ou moins prononcé selon les gens. Hors, dans ces deux histoires, aucun mal n’est fait à personne. Ce sont nos principes moraux qui prennent le dessus et nous poussent à condamner ces actes. Blanton nous encourage à rester ouvert d’esprit et à ne pas juger ces histoires.
Le moralisme : une boussole fausse
Être moraliste, c’est se fermer l’esprit.
Récemment j’ai débattu avec quelqu’un sur la dette publique. J’expliquais que des économistes estiment qu’une partie de la dette publique est illégitime et que peut-être il ne faudrait pas rembourser cette partie illégitime. C’est une question complexe et d’ailleurs mon avis sur la question n’est pas tranché.
Mais la réaction de mon interlocuteur est un cas classique de moralisme aigu. En colère, il m’a répondu : “Comment tu peux ne pas rembourser quelqu’un qui t’as prêté de l’argent? C’est n’importe quoi!”. Et nous avons du coupé court au débat.
À cause d’un jugement moral précipité, mon interlocuteur s’est coupé de la possibilité de découvrir une nouvelle théorie économique. D’autres personnes que je connais plus ouvertes d’esprit m’auraient questionné sur cette théorie. Puis, à froid, ils ce seraient fait un avis éclairé sur la question plus tard.
C’est ce même principe qui va pousser certains à ne pas aimer les chômeurs, les casseurs, les patrons, les grévistes… À tort.
Se couper des jugements moraux inculqués par la société est la force des penseurs qui changent notre société. Comme Darwin qui remet en cause le créationnisme alors que c’est immoral, Galilée qui prétend que la terre n’est pas le centre du système solaire alors que c’est immoral. D’ailleurs, Thomas Piketty dans Le Capital au XXIème siècle donne un très bon exemple de personnes considérées comme sages qui sont en fait des moralistes aigus. La cour suprême des États-Unis s’est d’abord opposée à une abolition de l’esclavage et à l’impôt sur le revenu, parce qu’à l’époque c’était considéré comme immoral.
Je ne dis pas que toute règle imposée par la société est mauvaise, simplement que la morale n’est pas un argument valide à mes yeux. Même l’abolition de la peine de mort, par exemple, ne devrait pas être justifiée par des principes moraux. C’est un raccourci facile. Pour moi, je suis principalement contre la peine de mort parce qu’il arrive fréquemment que des innocents soient condamnés à mort. La perpétuité est donc strictement supérieure à mes yeux. Bien sûr, je trouve ça immoral qu’un état tue ses citoyens. Mais cet argument ne doit pas rentrer en compte.
De façon plus générale, le moralisme nous pousse à vivre selon notre représentation du monde et non selon notre expérience du monde. Dans la vie, Blanton explique qu’on construit notre représentation du monde pendant notre enfance et notre adolescence, puis que l’on vit selon eux, au lieu de les remettre en question constamment.
Ainsi, la société nous impose un idéal de vie qu’on incorpore inconsciemment.
Sur le papier, je sais que l’argent ne fait pas le bonheur, et qu’il ne sert à rien de courir après plus capital tant qu’on est en sécurité financière. J’ai accumulé énormément de données à ce sujet qui ont grandement augmenté ma croyance en cette théorie (études empiriques sur le sujet, travaux de Sénèque, Thich Nhath Hanh, Sonja Lyubomirski, George Vaillant et une multitude d’autres sources).
Et pourtant, je ressens parfois une légère tentation vers une vie riche. Cette tentation, c’est ma représentation du monde qui me la donne. Et cette représentation du monde a été construite par l’océan de suggestions que j’ai perçu dans ma vie à ce sujet : mes parents, mes professeurs, mes mentors, mes enseignants, les médias, la pub me ramènent tous plus ou moins directement à une vie consumériste.
Expérimenter le monde (prendre conscience des pensées qui surgissent à ce sujet et me ramener aux données empiriques sur le sujet) me permet d’apaiser les symptôme de mon moralisme.
Le moralisme dans la prise de décisions et leur justification
En encadrement, que ce soit en tant que chef scout ou enseignant, je suis aussi constamment confronté à cette différence entre principe moraux et réalité. Car les jeunes n’hésitent pas à remettre en question les décisions que nous prenons.
Hors il faut célébrer ces remises en question : elles nous poussent à être conscients de nos choix. J’ai le droit de décider arbitrairement que telle personne fera la vaisselle ce soir (aux scouts, hein). Mais dans ce cas, quand le jeune répond d’un “Mais pourquoi?!” ronchon, je dois prendre le temps de répondre activement à la question.
– “Écoute, j’ai fait ça arbitrairement, parce qu’il fallait quelqu’un. Je ne peux pas faire la vaisselle parce que je dois m’occuper d’autre chose (il vaut mieux ne pas mentir là), et la prochaine fois ce ne sera probablement pas toi.”
Répondre “parce que c’est comme ça, c’est moi qui décide” est la pire insulte qu’on puisse faire à quelqu’un sur qui nous avons l’autorité. C’est lui transmettre le moralisme. C’est lui confirmer que la société est moraliste, qu’un jour ce sera lui le moralisateur et qu’alors il en profitera et il pourra transmettre le moralisme à ces jeunes.
Hors, quelqu’un qui choisit activement de désobéir à une règle injuste change le monde.
Le moralisme nous empêche de grandir
Évidemment, il arrive qu’on ne veuille pas expliquer une décision à quelqu’un, parce que cette décision est malhonnête. Il se peut que je demande toujours au même jeune de faire la vaisselle parce que je l’apprécie moins (ce n’est pas mon cas, hein). En fait, parfois, on se cache derrière le moralisme parce qu’on ne veut pas dévoiler ses vraies intentions. Et dans ce cas là on propage le moralisme par mesquinerie. Comme un politicien qui utilise de la langue de bois plutôt que de reconnaître une erreur.
Le problème, c’est qu’alors on devient la proie de la dissonance cognitive (j’en parlerai plus plus tard, promis). La dissonance cognitive est un biais cognitif extrêmement puissant sur lequel Caroll Tarvis revient en détail dans son merveilleux livre Mistakes were made.
Un être humain reconnaît très rarement qu’il a commis un acte immoral. Du coup, lorsqu’il commet un acte immoral, il aura tendance à ajuster ces principes moraux de telle sorte que, selon ces nouveaux principes, l’acte commis ne sera pas immoral.
Par exemple, un policier qui a placé une fausse preuve dans une scène de crime (apparemment un phénomène courant aux USA) va se justifier la première fois pour se réconforter : “je sais que cette personne était coupable, il faut vraiment qu’il aille en prison pour le bien commun”. Le problème, c’est qu’une fois qu’il a commis cet acte une fois, il aura plus tendance à le reproduire parce que ces principes moraux auront été modifié dans ce sens. Il évaluera de moins en moins le pour et le contre d’un tel acte.
C’est aussi pour ça que je pense qu’il est impossible de changer le système de l’intérieur. Je suis certain que si je travaillais dans une banque, au bout de plusieurs années mes principes moraux seraient modifiés.
De manière générale, si on est moraliste, alors on ne peut plus affiner notre vision du monde. Peu à peu on perd en ouverture d’esprit, qui est le trait de caractère le plus important à mes yeux. D’après Brad Blanton, un adulte moraliste est en fait un adolescent. Il va construire sa vie sur des valeurs morales qu’on lui aura inculquées plutôt que d’expérimenter vraiment la vie pour faire ses choix.
Hors Brad Blanton estime, à la louche, qu’une bonne moitié de ses patients sont des adultes adolescents qui n’ont jamais expérimenté vraiment le monde à cause du moralisme.
Apprendre qu’une fraction non-négligeable de la société est probablement composée d’adolescents m’a fait peur, et j’espère vraiment ne pas en faire partie.