Les noms de courant philosophiques jalonnent notre vie quotidienne. Qui n’a jamais entendu les adjectifs matérialistes, nihilistes ou sceptiques ? Ce qui est curieux, c’est de constater que bien souvent, l’adjectif tel que nous l’employons est en fait très éloigné de ce que le courant philosophique représente. Le nihilisme, par exemple, n’est pas un courant philosophique pessimiste. D’après Wikipédia : “ce n’est qu’une phase de transition, une étape dont la finalité est de créer une société nouvelle”. Et pourtant le mot nihilisme dans la langue française est intrinsèquement teinté de pessimisme.
Il en est de même pour le mot ‘cynique’. Le Larousse nous en donne comme synonymes : effronté, hardi, impudent, insolent.
Et pourtant, le cynisme représente un courant qui pour moi est un idéal de vie.
L’homme au tonneau
Le penseur phare du cynisme était le célèbre Diogène de Sinope. Diogène voulait s’affranchir de sa société pour retourner à une vie plus simple. Il prit ses quartiers dans un tonneau. Ses possessions se résumaient à une lanterne, une toge et un bâton. Minimaliste avant l’heure, parasite social, il se contentait de l’aumône pour s’acheter à manger. Et l’on raconte que le grand Alexandre de Macédoine l’approcha un jour pour lui demander conseil. Lorsqu’il demanda à Diogène ce qu’il souhaitait, Diogène lui répondit “ôte toi de mon soleil”.
C’est ça, le cynisme : s’affranchir des biens matériels et des normes sociales. On comprend facilement comment un être cynique peut s’apparenter à un être insolent. Si un cynique ne reconnaît pas les normes sociales, alors personne n’est son supérieur et lui n’est le supérieur de personne. Le Dalaï Lama vit aussi selon ce principe. D’après Matthieu Ricard, un de ces interprètes : “Un jour, après avoir salué François Mitterrand, […], le Dalaï-lama, avant de monter en voiture, s’en alla serrer la main d’un garde républicain qui se tenait à l’écart, sous l’œil médusé du président de la République.”* D’ailleurs, le mot cynisme vient du mot “chien” en grec.
Être cynique c’est vivre une vie de chien.
Mais pour quoi faire ?
J’en reviens souvent à cette idée dans ce blog. En grandissant, la société nous donne tous les barreaux nécessaires pour nous construire notre propre cage douillette. Et avant qu’on s’en rende compte, on ne peut plus prendre de risque, tenter de nouvelle chose.
“Il faut bien travailler quand même”, “qui va payer le crédit ?”, “qu’est-ce qu’on va penser de moi ?”… Autant de barreaux qui ne viennent pas de nous mais de notre environnement et qu’on apprend à intégrer inconsciemment en grandissant. Mais qu’on regrette sur son lit de mort.
Les bouddhistes aussi ont répertorié huit préoccupations mondaines :
- l’envie de gain / la peur de la perte
- l’envie de plaisir / la peur de la souffrance
- l’envie de louanges / la peur du blâme
- l’envie de gloire / la peur de l’anonymat
Ces préoccupations nous enfreignent dans notre quête de sagesse. Quand est-ce que je peux avoir le temps de mûrir si je suis obsédé par ma carrière ou par ce que d’autres pensent ? Faire preuve d’esprit critique, c’est scruter minutieusement ces forces et ces peurs qui nous meuvent afin de les comprendre et pouvoir ensuite mieux choisir sa voie.
Je trouve très angoissante l’idée que c’est notre culture et notre société qui nous dicteraient nos choix de vie. Dans un monde idéal, il faudrait constamment chercher une réponse au sens de la vie. Une fois qu’on en a une, mettons que je crois que je suis né sur Terre pour ressentir un maximum de sensations positives, alors on doit construire sa vie autour de cet objectif primaire. Mais en évoluant, il faut sans cesse remettre en question et faire évoluer notre définition du sens de la vie. Ne pas rester enfermer dans ce que l’on a défini dans notre jeunesse. Et chaque remise en question entraîne systématiquement des changements.
Et la vie de chien dans tout ça ?
Pour ma part, j’ai développé ces dernières années une vision assez existentialiste. C’est à dire que je pense que notre vie n’a aucun sens en soi, et que nous ne sommes qu’un microscopique fragment de la goutte d’eau qu’est l’humanité dans cet univers. Notre but est juste d’avoir une vie heureuse. Ce qui est très différent d’une vie entièrement faite de plaisir.
Une vie heureuse, c’est une vie où l’on est ancré dans le moment présent et où l’on vit des relations intimes et pleines d’humour avec d’autres humains. Le reste est à éliminer. Comme un stoïcien, si j’ai peur d’abîmer mes nouvelles chaussures, alors il faut changer cette peur et non pas prendre soin de mes chaussures. En somme, je pense qu’une vie heureuse c’est une vie où progressivement on se débarrasse du superflu pour apprendre à s’épanouir dans le plus important : de belles relations et la pleine conscience de l’instant présent.
Le problème c’est que notre culture – particulièrement la culture néolibérale – nous pousse pleinement dans la direction opposée. Alors évidemment je ne vais pas tout plaquer demain pour m’installer dans un tonneau sur un trottoir. Mais la vie de chien, celle menée par Diogène de Sinope et d’autres ermites, est un idéal qui me guide dans mes décisions et au quotidien.
D’ailleurs, si nous vivions tous comme des chiens, alors moins de croissance. Vivre comme un chien, c’est écolo.
* citation de Plaidoyer pour le bonheur, de Matthieu Ricard