La source de tout moralisme est le jugement.
Juger, c’est émettre une opinion morale sur une personne, sur des actes ou sur des paroles.
À mes yeux, juger est un acte néfaste, bien que naturel. C’est en tous cas un frein fort au développement de l’esprit critique et à la prise de décision éclairée.
Le jugement : une flemme
C’est Noam Chomsky, l’un des intellectuels les plus importants dans mon éducation, qui m’a ouvert les yeux sur la petitesse du jugement.
Pour étayer mes propos, je vais me baser sur une expérience personnelle où j’ai malheureusement fait preuve de jugement à tort. En 2016, lorsque Donald Trump est devenu président des US, j’ai immédiatement émis un jugement fort envers “lézaméricains”. J’ai évidemment pensé qu’ils étaient bêtes et qu’ils avaient scellé leur sort par cette éléction. Pareil pour le Brexit, d’ailleurs.
M. Chomsky (du haut de ses 91 ans et de sa carrière de chercheur hors-norme) fait au contraire preuve de bien plus de finesse : il s’interdit tout jugement envers les électeurs de Trump, et explique une chose qui m’avait vraiment marqué à l’époque : une personne vote Trump car, pour elle, c’est le meilleur choix possible étant donné son éducation, son milieu socioculturel et son schéma de pensées(pareil pour le Brexit, les électeurs de FN, les ZADistes, un député EM…).
En ce sens, j’admire aussi les travaux des sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot qui décortiquent scrupuleusement l’élite française et son monopole des pouvoirs, en émettant le moins de jugement moral que possible.
Le problème, c’est qu’en résumant une question compliquée à un jugement moral, on simplifie un problème. Par exemple, expliquer le Brexit par “Les britanniques sont bêtes”, c’est faire l’économie d’un effort intellectuel pourtant indispensable. Au lieu de se poser des questions terriblement compliquées (Pourquoi? Qu’est-ce qu’on peut faire pour changer les choses? Est-ce que c’est si grave que ça?), on juge et on estime que les gens ne devraient plus voter (merci Macron). Hors l’opinion d’experts définis par une élite (comme des juges d’une cour suprême par exemple) peut-être tout aussi erronée que l’opinion d’une plus grande masse.
En essayant de comprendre entièrement le choix de quelqu’un, on peut en apprendre énormément sur d’autres façons de penser et sur soi-même.
Je suis déterministe jusqu’à la moelle. Pour moi :
Un être humain n’est pas responsable de ses actions par nature. C’est la résultante de son bagage culturel, génétique et une situation donnée qui le pousse à agir d’une façon plutôt que d’une autre.
Parfois j’en veux à Emmanuel Macron. Mais je peux apaiser cette colère en me rappelant que ce n’est pas vraiment “de sa faute”. C’est son bagage culturel et une multitude de biais cognitifs qui le poussent à penser comme il pense aujourd’hui. Par exemple, je suis certain que le fait qu’il ait une carrière si brillante le pousse à croire en la méritocratie, tout en ignorant les preuves silencieuses. De même, je suis sûr que la dissonance cognitive l’empêche d’agir vraiment pour sauver la planète. En effet, la dissonance cognitive empêche Macron de juger objectivement de ses propre actions et de reconnaître sincèrement ses erreurs.
Évidemment je me doute bien que de nombreux sociologues/psychologues/philosophes ne sont pas d’accord avec moi et je n’ai pas la prétention de savoir mieux qu’eux. Ce déterminisme aigu, je ne dis pas que c’est la vérité. Simplement, c’est un modèle (tous les modèles sont faux) qui me permet de prendre du recul dans ma façon de pensée et de traiter les problèmes plus à la racine. Par exemple : si ce n’est pas “de la faute” d’Emmanuel Macron s’il agit comme ça, quelles mesures pourraient empêcher qu’un tel phénomène (un individu empêchant à lui seul pendant 5 ans de mettre des vraies mesures écologiques en place) se reproduise?
Comment grandir en arrêtant de juger
Dans cette deuxième partie d’article, je vais présenter comment je lutte contre mon jugement et comment cette lutte m’aide à développer mon esprit critique.
Le remède contre le jugement
Dans The Book of Joy (un de mes livres cruciaux) le Dalaï Lama et Desmond Tutu identifient les 8 vertus fondamentales à leurs yeux pour une vie sincèrement heureuse.
À ma grande surprise, l’une de ces vertus est l’acceptation. Par acceptation, ils entendent l’absence de tout jugement et de tout ressentiment, envers quoi que ce soit. Même le Dalaï Lama s’exerce à accepter pleinement l’invasion et la maltraitance de son propre pays par l’armée chinoise. Ça ne veut évidemment pas dire qu’il ne luttera pas contre. Simplement, il reconnaît pleinement cette vérité, la regarde dans les yeux le plus que possible, et ne ressent pas de colère ni de déni envers celle-ci. Il pardonne aux chinois, et le pardon est une forme d’acceptation. D’après André Comte-Sponville, pardonner quelqu’un, ce n’est pas cautionner son acte, c’est simplement lui dire qu’on ne souffre plus de cet acte, et qu’on ne ressent plus de haine envers la personne pour cet acte. On pardonne quelqu’un pour se soigner soi-même, en fait. Et le pardon permet ensuite de lutter plus efficacement.
L’acceptation, c’est la consécration du non-jugement. Et j’essaie aussi personnellement de développer ma faculté d’acceptation. Si je parle à un raciste, je vais soigneusement observer les émotions que ses propos font émerger en moi, et tout faire pour que les émotions négatives s’évanouissent. Je vais essayer tant bien que mal de ne pas juger ses propos et de comprendre en profondeur pourquoi il pense ça. Si ça se trouve, lors de la conversation, je vais apprendre des nouvelles choses. Et dans le pire des cas, je connaîtrai encore mieux les arguments des racistes, ce qui me permettra à froid de mieux me préparer aux débats sur le racisme.
Petite digression : on peut s’exercer à accepter n’importe quoi, et je trouve que cet exercice est très bénéfique (en fait les stoïciens pratiquaient quotidiennement cela). Souvent je me surprends à faire des expériences de pensée dans lesquelles je visualise des événements plus ou moins graves en détails, puis je les accepte. Par exemple, un huissier débarque dans mon appartement, que j’adore, pour me dire que je dois partir dans les 3 jours à venir. Pendant que je me visualise la scène, je ressens d’abord le choc, l’accélération de mon cœur et le stress. Et puis je me dis “c’est pas grave”, et je m’imagine m’adapter à cet événement posément et rester heureux. Cet exercice est extrêmement bénéfique pour moi, et il m’a aidé à me préparer à de nombreux événements importants dans ma vie, même imprévus.
Comment le non-jugement développe l’esprit critique
La toute première chose, et j’y reviendrai dans mon prochain article, c’est que le jugement est un frein à aux belles conversations. Souvent, quand j’explique un propos et que celui-ci est complexe, je vois que mes interlocuteurs se construisent un jugement sur mon propos avant même que je termine de parler. Je sais que ces personnes ne se donnent pas l’opportunité d’être touchées par ce que je dis et j’arrête de tenter de leur présenter des propos complexes.
Quand je juge un propos, je me coupe de la faculté d’être pleinement imprégné par celui-ci, et de pouvoir l’évaluer dans sa totalité plus tard, à froid. D’ailleurs, une personne (gardée anonyme ici) que j’admire beaucoup m’a donné un conseil qui a changé toutes mes conversations : quand une personne se dévoile vraiment et parle de sujets dont elle n’est pas très sûre, il est très important de n’émettre aucun jugement et de simplement l’écouter le plus que possible. Même quand elle a fini de parler, il est très important d’attendre au moins 10 secondes avant de timidement relancer la conversation. Car ces silences lui permettent de retrouver le courage de continuer de parler si elle en a besoin.
En émettant un jugement rapide, on se coupe de conversations intenses et on se coupe de la possibilité de s’ouvrir à de nouvelles théories.
Dans les débats je constate que le jugement pousse à un autre travers : la responsabilisation de l’individu. Dans presque tous mes débats, j’entends des phrases qui commencent par la terrible conjonction “si”. “Si les chômeurs se bougeaient plus…”, “Si les parents élevaient mieux leurs enfants”, “Si les gens ne pensaient pas qu’à eux”, etc.
En général, ces propositions sont suivies par un propos stérile, parce qu’elles sont le fruit d’un jugement et d’un manque d’acceptation.
Prenons la phrase maudite que j’entends partout à propos de l’écologie : “si tout le monde était plus responsable, on sauverait la planète”. On constate d’ailleurs que cette phrase est l’exemple même d’un manque d’acceptation. C’est de la pensée magique : au lieu d’accepter pleinement une vérité, on critique un groupe de personnes pour quelque chose qu’il ne fait pas. En fait on souhaite ce qui n’est pas et ne sera jamais.
Mais surtout, cette phrase témoigne d’un manque de recul.
Tout d’abord, parce que c’est une simplification: au lieu d’essayer de comprendre vraiment pourquoi “les gens” sont comme ça (manque d’éducation, incitation sociale à l’hyperconsommation, surexposition aux mêmes thèses dans les médias…) on se permet de les juger et de souhaiter magiquement qu’ils changent.
Mais surtout : juger des gens n’est pas un argument constructif parce qu’il ne donne pas de solution constructive à un problème. Si c’est la faute des individus, alors il ne nous reste plus qu’à espérer qu’ils changent. C’est arrangeant, ça. D’ailleurs Elise Lucet dans Cash Investigation montre fréquemment comment les industriels, eux aussi, responsabilisent les individus (“les citoyens doivent ramasser leurs déchets”) tout en luttant férocement contre les lois qui aideraient ces individus plus organiquement (interdire l’usage de bouteilles en plastique par exemple).
En fait, en acceptant un problème sans jugement, on peut réfléchir à des mesures qui contournent vraiment ce problème. Au lieu d’espérer que tous les citoyens deviennent magiquement éco-responsables, il y a probablement des lois peu pénalisantes qui pourraient être mises en place. Et ce sont ces idées, qui acceptent pleinement une vérité et ses ramifications, qui sont vraiment constructives lors d’un débat.
Il y a trop de chômeurs? Juste parce que les gens ne veulent pas travailler et sont trop protégés ou bien pour d’autres raisons qu’il faut creuser? (Parce qu’il y a des robots ? Parce que la conjoncture économique est moins favorable? Parce que beaucoup de personnes travaillent mais ne sont pas employées – donc chômeuses ?…)
La réponse à un problème complexe est forcément complexe.
Faire preuve d’esprit critique, c’est se couper de tout jugement moral, premier obstacle majeur à une pensée éclairée. Dans mes opinions, j’essaie d’être utilitariste, c’est à dire de réfléchir à des solutions qui procurent le plus grand bien au plus grand monde (naturellement, l’utilitarisme est pour moi un guide, pas une règle fondamentale de vie gravée à jamais dans la roche).
Et la première étape pour ça, c’est d’accepter la vérité telle qu’elle est, sans jugement moral.
2 commentaires
[…] un confort. Pour ça, il faut apprendre à développer son acceptation (j’en ai déjà parlé là). L’acceptation est une vertu : je dois accepter ma situation. La regarder en face, […]
Super série d’articles! Très bonne vulgarisation, ça donne envie d’en savoir plus sur Brad Blanton. Je viens d’allonger considérablement ma liste de lecture 😬